Là-bas. Over there.

Le sol vibre à cause de leurs pieds qui bougent en cadence. Sauf lui, qui danse jovialement à contretemps. Ou elle, qui s'étale en souriant sur un sofa plus fatigué qu'elle. ça chante fort, ça rit fort, ça aime fort.

Il y a de la boule à facettes chez l'éleveur de boulets et des parfums doux-amers mâtinés de soupe au potiron, de poutine et de sirop d'érable. De temps à autre une odeur épaisse de cigarettes blondes aux effluves de cowboys. Fringants, les cowboys. Étouffante, la fumée.

La musique bat son plein. Des rires, des trémoussements, des éclats de voix, des bribes de discussions, des accolades, de l'amitié et encore des rires. Des verres qui se brisent, des cendriers qui se remplissent. Le champagne coule à flot, l'essentiel aussi. De l'insouciance de volonté, de la joie, de la pudeur, du chaud et des regards bienveillants.

La proportion de tissus à carreaux délimite des cases mouvantes qui se mélangent avec grâce et fluidité. Ce soir, c'est soirée canadienne chez les maudits français. Il y a du bobo bonhomme jubilatoire, de la desperate housewife, du cadre dynamique, du cadre plus trop dynamique, de l'encadré dynamisé, du révolté bavard, du résigné silencieux, du qui en met plein la vue, du qui ne voit rien, du qui n'écoute pas, du qui parle, du qui se tait. Du qui boit, pas assez ou trop. Une joyeuse gang bigarrée et disparate. De la majorité présidentielle et de l'opposition. ça parle un peu retraite, un peu voiture, un peu manifestation, un peu hindouisme, un peu religion, un peu obédiences, un peu vacances, un peu enfants, un peu travail, un peu philosophie et beaucoup de pays lointain.

L'un(e) des leurs, l'un(e) des nôtres, part loin, sans doute pour longtemps. Là-bas.
Loin d'où ? Loin de nous.

Les soirées d'au revoir sont comme des agapes d'après enterrement. Se rassurer d'être encore vivants. Se rassurer d'être toujours amis quels que soient les distances et les éloignements. Quelles que soient les durées et les absences. Enterrement de vie en France. Deuil de proximité géographique. Promesse d'une nouvelle vie ailleurs. Là-bas.

Qui se souvient encore que nous sommes sur une péniche amarrée sur la Seine à deux pas de Paris, France.
Qui a vraiment intégré que demain, nos deux hôtes s'envoleront vers de nouvelles aventures au pays folklorique du caribou et du suc' d'érable ?

Et soudain en suspension cette seconde figée où j'entrevois ce qui nous relie tous, toi que je ne connaissais pas il y a quelques heures encore, toi que je connais depuis des années.

Nous partageons un ami commun. Que nous connaissons plus ou moins bien, selon les différentes facettes que nous avons su percevoir ou qu'il a su nous montrer.

Celui qui a su nous réunir tous dans cette unité de temps, de lieu et d'action. Sorte de communion profane sur fond d'union sacrée.

Alors, commence le rituel des dernières fois en France. Tout ce qui était si peu important, à peine notable, le devient. Dernier vendredi, dernier verre ensemble, dernier café, dernier au revoir. Savoir se dire au revoir.

Au revoir Sophie, au revoir Damien. Votre capacité à fédérer des individus si différents est une qualité rare.
Chanceux cousins québécois qui vous accueilleront bientôt et à qui nous passons le relai, là-bas. Over there.